Le 8 février 1962 une manifestation contre les attentats de l’OAS (Organisation armée secrète, partisans du maintien de l’Algérie en France) à laquelle, parmi d’autres organisations, (CGT, CFTC, UNEF, SGEN, FEN et SNI, ainsi que PCF, PSU et Mouvement de la paix) l’UNEF appelle est violemment réprimée par la police parisienne, sous les ordres du préfet Papon. A la station de métro Charonne, on relève 9 morts. Le 13 février des centaines de milliers de personnes manifestent, à Paris le cortège funéraire va de République au Père-Lachaise. Dominique Wallon, son président, prend la parole au nom de l’UNEF. Voici son témoignage après celui de notre ami Michel Langrognet, ainsi que le discours prononcé. (Ci-dessus, extraits de la une et des pages centrales de « L’Étudiant de France », col. La contemporaine, consultable sur le site cme-u.fr).
Rappelons la chronologie: le 6 février, une journée d’action universitaire unit les syndicats enseignants et l’UNEF, avec un grand meeting à la Mutualité, des manifestations en province. Puis le 8 février, la manifestation est interdite et les organisateurs prévoient cinq rendez-vous secondaires devant converger vers Bastille. Celui de la Gare de Lyon arrive à se tenir et, l’accès à Bastille étant bloqué, se replie sur la rive gauche vers le Quartier Latin et se disperse sans incidents Place Saint-Michel vers 18 h. Sur le discours de Dominique Wallon le 13 février, une précision est nécessaire: le discours imprimé dans L’Étudiant de France est incomplet. En effet, Dominique Wallon rajoute au texte dactylographié à la main une référence à la violente répression policière qui a donné le massacre des Algériens du 17 octobre 1961 (nous l’avons entouré en rouge – le reste des annotations sont du rédacteur). Ce sont – avec le discours de la CFTC – les deux seules mentions liant les deux évènements. Simone de Beauvoir le mentionne également. Vous trouverez ci-après en illustrations (cliquer dessus pour agrandir) le texte prononcé, l’encadré dans le journal de l’UNEF, et la liste du BN 1961/1962. Les notes sont de Robi Morder. Pour aller plus loin, Dominique Wallon, Combats étudiants pour l’indépendance de l’Algérie, UNEF-UGEMA 1955-1962, Casbah éditions, Alger 2015, édité pour la France par L’Harmattan, Paris, 2015. (Voir note Monchablon).
Michel Langrognet
Ce jeudi 8 février 1962, j’ai participé à une manifestation (spontanée ?) au Quartier Latin contre l’OAS. La dispersion des quelques centaines d’étudiants s’est effectuée sans heurts vers 18 heures. Je suis alors remonté au bureau de l’UNEF rue Soufflot où j’ai entendu à la radio (Europe, RTL ?) qu’il y avait des heurts avec la police rue de Charonne dans la manif de la CGT. J’ai immédiatement enfourché le scooter prêté par Jean Lecuir et foncé vers Charonne. Je suis arrivé juste derrière les CRS et gendarmes qui continuaient à charger violemment les manifestants courant dans tous les sens. La chaussée et les trottoirs étaient jonchés de débris divers, de chaussures, de sacs, de bonnets, de lunettes…
Le lendemain, on dénombrait 9 morts !
J’ai représenté l’UNEF auprès des familles des victimes à la morgue, parmi les cercueils ouverts et alignés, dont celui d’une jolie jeune femme. Ce souvenir me hante encore plus de 60 ans après les faits.
Ce crime reste pour moi, et jusqu’à la fin de mes jours, celui de Papon, Roger Frey et De Gaulle. Ils sont morts sans mon pardon…
Dominique Wallon
(Extrait de la première édition de Combats étudiants pour l’indépendance de l’Algérie)
Le 7 février au petit matin, l’OAS fait exploser de nombreuses bombes à Paris, notamment au domicile de Georges Vedel, mais aussi d’André Malraux où la petite fille de la gardienne, Delphine Renard, perd la vue, les yeux arrachés. L’émotion à la radio et dans la presse est immense.
Toute la journée du 7, et jusqu’à la matinée du 8, se passe en longues réunions, où cette fois les partis politiques (le PSU et le PC, plus l’Union progressiste , et peut-être le Mouvement de la paix…) participent directement avec les confédérations syndicales. Il n’y a pas de difficultés pour lancer un appel national à la réaction populaire, le 8 février. Il y en a beaucoup plus au niveau parisien, pour décider de l’organisation d’une manifestation de masse dans la rue ce même jour.
En dehors du PCF et de la CGT (et des organisations annexes), qui ne veulent pas laisser passer l’occasion de manifestations populaires, dont ils seraient, inévitablement les bénéficiaires politiques, compte tenu des rapports de forces à gauche et de leur capacité, unique, à mobiliser instantanément au moins dix mille manifestants sur la région parisienne, tout le monde est hésitant devant le risque, à Paris, d’une manifestation de masse immédiate, trop vite improvisée.
La FEN se retire, définitivement. Le PSU, après de longues hésitations, s’aligne sur le PC et la CGT, prêts à partir seuls (avec une vingtaine de groupuscules frères sur le tract) dans un appel à manifester immédiatement le 8 février. Pour l’UNEF (représentant en l’occurrence les AGE parisiennes) et la CFTC[1] (URP Région parisienne), nous plaidons pour une manifestation décalée de quelques jours, pour mieux organiser la mobilisation et le déroulement de la manifestation. Mais, à nous deux, nous ne sommes pas assez forts pour fléchir PCF et CGT. Conscients de la nécessité de la manifestation, nous convenons donc avec Duvivier, pour la CFTC parisienne, de signer aussi l’appel à manifester le 8 février, place de la Bastille. Tony Dreyfus[2] suit toutes les négociations, y compris l’entrevue le matin même avec Maurice Papon, qui évidemment confirme l’interdiction.
Nous sommes conscients qu’il risque de s’agir, dans ces conditions d’urgence, essentiellement d’une manifestation de militants ; en tout cas au sortir de la mobilisation du 6 février, les AGE parisiennes n’ont eu ni le temps ni les forces pour organiser et encadrer une forte participation étudiante.
Le 8 février, après-midi, je dois d’abord aller avec les dirigeants de la FEN rendre une visite de solidarité à Georges Vedel, dans son appartement plastiqué (sans grande conséquence) boulevard Saint Germain. Il est très mécontent de ce qui lui est arrivé, et nous reprocherait presque de l’avoir poussé à prendre des risques inconsidérés…
Avec André Larquié et Michel Langrognet[3], nous nous précipitons en voiture ensuite vers la Bastille. Le dispositif retenu par les organisateurs, proche de celui du 19 décembre, était la convergence de plusieurs cortèges entre République et Bastille, à partir de lieux de rendez-vous éclatés, communiqués aux militants et services d’ordre des différentes organisations.
Lorsque nous arrivons sur les Boulevards, après 19h, nous croisons seulement des petits groupes désemparés, beaucoup de sections de CRS et de gendarmerie mobile, mais il n’y a pas de manifestation aux abords proches de la Bastille. Pourtant les manifestants ont été nombreux et si certains groupes constitués ont très vite été violemment dispersés, plusieurs ont tenu et se sont développés dans les rues du 11ème arrondissement, notamment boulevard Voltaire.
Faute de trouver un cortège du côté des boulevards Beaumarchais et Richard Lenoir (il n’y avait pas de téléphone portable…) et craignant que la manifestation ne soit déjà complètement éparpillée, nous retournons à l’UNEF. C’est là que j’apprendrai, directement par un appel de André Tollet (secrétaire de l’UD CGT) que les policiers ont massacré, le terme est malheureusement juste, des manifestants sur les marches de la sortie de la station de métro Charonne. Il y aura 9 morts, dont des femmes et un enfant. Toutes les victimes adultes sont des adhérents de la CGT ou du PCF.
A la différence du 17 octobre[4], les ordres n’avaient pas été donnés à la police d’aller jusqu’au bout, au delà des limites assignées en République au maintien de l’ordre. Mais on ne peut pas non plus parler d’un « simple » dérapage. L’action avait été gravissime, non seulement par ses méthodes et ses conséquences mais aussi parce qu’elle était collective, deux compagnies d’intervention de la police parisienne, et qu’elle s’inscrivait dans la logique de l’organisation répressive et de la mobilisation psychologique des forces policières par le Préfet de Police.
Comme l’a analysé Raoul Hilberg[5], et d’autres à sa suite, dans le processus nazi de destruction des juifs d’Europe, il n’ y avait pas besoin d’ordre précis de Hitler, il suffisait « d’agir dans sa direction ». A une échelle qui n’a, heureusement, rien de comparable, il suffisait, à Paris « d’agir dans la direction de Papon [6]». Le 8 février est le résultat de cette politique d’interdiction et de répression violente de toute manifestation publique et de cette mobilisation d’une part de la police sur des thématiques aux connotations anticommunistes, racistes et fascisantes.
Les déclarations de la préfecture de police, de Roger Frey, ministre de l’Intérieur, de Michel Debré[7] ont rajouté au scandale, en mettant en avant les provocations des manifestants, puis en inventant l’action d’un commando de l’OAS déguisé en policiers !
En tout cas s’il y a eu enquête judiciaire, et j’ai été convoqué dans ce cadre pour interrogatoire par la PJ au Quai des Orfèvres, il n’y a eu aucune suite pour la police. Papon avait déclaré en octobre et promis aux policiers qu’ils seraient couverts…L’affaire a été définitivement classée en 1966. Un livre d’Alain Dewerpe, Charonne 8 février 1962, analyse les faits et démonte formidablement le processus qui a conduit à un massacre d’Etat.
L’indignation est générale, profonde.
La fin de la guerre est proche, les négociations d’Évian vont s’engager dans moins d’un mois. Tout ce que nous avions, militants anti-guerre, dit depuis 1956 sur ses conséquences graves sur la société et la démocratie françaises, continuait malheureusement de se vérifier. La masse des témoignages, puis des manifestants au Père Lachaise, au-delà de la solidarité et de l’émotion, voulait dire aussi : il faut en finir, rétablir un État de droit, conclure la paix et l’indépendance.
La réaction populaire doit être aussi forte, spectaculaire.
S’il y a un flottement entre les organisations et partis sur la réaction immédiate (après le dimanche, donc le 12), l’accord est total sur la journée d’hommage et d’obsèques.
C’est la CGT, et le PCF avec elle, qui prend la direction des préparatifs et de l’organisation, formellement mandatée par les familles des victimes.
Une chambre funéraire est installée à la bourse du travail, boulevard du Temple. Des militants de la CFTC et de l’UNEF se relaient auprès de ceux de la CGT et du PCF pour veiller les corps ; toutes les figures de la gauche y défilent, j’y ai notamment accueilli Pierre Mendés-France.
C’est Tony Dreyfus qui, avec Jean-Jacques Hocquard [8], nous représente aux négociations avec les organisations syndicales et politiques, chez Tollet, à la CGT et, également, avec le cabinet de Maurice Papon pour l’organisation de la cérémonie funéraire, qui sera un grand défilé populaire, comme la gauche sait unir ces deux gestes.
Le cortège, partant de la Bourse du Travail, pour remonter l’avenue de la République, jusqu’à l’entrée du cimetière du Père Lachaise, boulevard de Ménilmontant est déjà impressionnant. En tête, les dirigeants syndicaux, sur quelques rangées, puis les corbillards, avec des grandes photos des victimes, et juste derrière, la délégation du PCF menée par les anciens, Jacques Duclos et devant eux une voiture noire, Thorez[9] trop malade pour marcher, puis les autres délégations et la foule, gigantesque, impressionnante, partout, sur les trottoirs, emplissant pareillement les abords du Père Lachaise. La marche funèbre de la sonate de Chopin ajoute évidemment à l’émotion.
Une ou deux heures après, alors que certains attendent encore place de la République (il y aura plus de 500 000 participants), et que presque toute la France, à cette heure, a arrêté le travail, c’est le moment des discours, prononcés depuis une tribune à l’entrée du cimetière, boulevard de Ménilmontant, relayés par les haut-parleurs dans les arbres du boulevard. Seuls parlent les responsables syndicaux de Paris ou de la Région parisienne, et le président de l’UNEF.
J’ai travaillé le discours avec Jean Lecuir [10]. Modifiant son texte, j’associe, comme le fera encore plus fortement Roland Duvivier pour la CFTC, à cet hommage aux victimes de la répression du 8 février et à notre protestation, les Algériens tués par la police le 17 octobre[11].
Parler, dans ce cadre, dans cette atmosphère de recueillement et de solidarité militante, à tant de gens, et en leur nom, dont chacun était porteur de qualités formidables d’humanité et de citoyenneté, est forcément un moment exceptionnel ; d’émotion et de communion avec le peuple qui est là, et tous ceux avec qui nous nous battons pour le respect des droits des hommes et pour la dignité de la France.
C’est ce que j’avais essayé de dire.
[1] La majorité de la CFTC dans un processus de déconfessionnalisation décide à une majorité de plus de 80% de prendre le nom de CFDT en 1964, seule la minorité conservera le nom de CFTC.
[2] Membre du BN de l’UNEF.
[3] Larguié et Langrognet sont membres du BN. Il y a peut-être une confusion, entre Michel Langrognet, qui n’avait pas de voiture ce jour là – et quelqu’un d’autre.
[4] Il s’agit du 17 octobre 1961, massacre à l’encontre des manifestants algériens protestant contre le couvre-feu imposé aux Nord-Africains.
[5]Raoul Hilberg, « La destruction des Juifs d’Europe », 1961, Paris Gallimard, troisième édition en trois volumes, 2006.
[6] Maurice Papon, préfet de police de Paris.
[7]Michel Debré, Premier ministre.
[8]Membres du bureau national de l’UNEF.
[9] Secrétaire général du PCF.
[10] Membre du bureau national de l’UNEF.
[11]Voir présentation générale.