A la mémoire des membres de l’AAUNEF délégués au congrès de Grenoble : Pierre Trouvat, Charles Lebert, Louis Laisney et de celle de Pierre Rostini et Paul Bouchet qui en furent les présidents.

Le texte reprend des éléments de la présentation de Robi Morder au séminaire Cité/Germe/GIS du 15 avril 2021 et de la contribution d’Alain Monchablon, « 1946, le congrès de la charte de Grenoble », dans Robi Morder (coord.),  Naissance d’un syndicalisme étudiant, 1946 : la charte de Grenoble, Paris, Syllepse, col. Germe, 2006.

La « déclaration des droits et devoirs des étudiants »,  plus connue comme la charte de Grenoble, est adoptée lors du 35e congrès de l’UNEF. C’est le premier congrès du temps de paix – le précédent tenu à Dax en avril 1945 s’étant déroulé alors que les combats ultimes se poursuivaient en Allemagne. Strasbourg, redevenue alors française, qui avait accueilli en 1919 le congrès de l’après Première Guerre, avait été envisagée, mais l’état des destructions avait rendu cette option impossible, elle sera réalisée en 1947. Il reste trois semaines pour changer de ville.

Le contexte social, politique et international mérite d’être rappelé. Le rationnement est toujours là, les derniers tickets ne disparaitront que fin 1949, le logement est insuffisant, non équipé en chauffage, ni toilettes. On a froid dans les amphis, certaines universités sont en ruines, les étudiants prisonniers ou déportés rentrent et il faut organiser des sessions spéciales d’examen. Il faut reconstruire, y compris la République. La Sécurité sociale est créée en octobre 1945, un projet de constitution voté à l’assemblée le 19 avril (trois jours avant le congrès de Grenoble) va être soumis à référendum, le syndicalisme est conquérant, certes la CFTC se maintient, la CGC est fondée en 1944 pour les cadres mais la CGT réunifiée comporte 5 millions d’adhérents, elle vient de tenir congrès du 8 au 14 avril.

Le congrès

Le congrès étudiant s’ouvre le 21 avril au soir pour se conclure le 28. Il se tient à Grenoble, près de deux lieux hautement symboliques : Le sanatorium des étudiants à Saint-Hilaire du Touvet, réalisation phare de l’UNEF, ouvert depuis 1933 d’une part, et d’autre part la proximité du Vercors, haut lieu de la Résistance. Il y a alors 123000 étudiants dont – d’après les chiffres du congrès – 37618 sont membres de l’UNEF, soit 30%. A noter, ils ne sont que 8960 à Paris, là où près de la moitié des étudiants vit et étudie. Le fleuron de l’UNEF, c’est l’AGE de Lyon, présidée par Paul Bouchet, avec 4000 adhérents, la gestion d’un restaurant (qualifiée par l’AGE de « propriété étudiante ») qui réalise 1200 repas par jour. Cette AGE est reconnue par l’ensemble des forces politiques et confessionnelles étudiantes, qui s’expriment dans son journal Lyon étudiant. Une commission d’études syndicales, présidée par Charles Miguet, étudiant en médecine, résistant, est chargée par le CA de l’UNEF de préparer une « proposition de réforme des AG », c’est là qu’est élaboré le texte soumis au congrès de Grenoble, dont Paul Bouchet est co-rédacteur, sans doute le principal. Comme dans les congrès antérieurs, canulars et chahuts ne manquent pas, et les bulletins de vote sont placés dans une faluche. Mais l’essentiel n’est pas, n’est plus, là.

L’accueil des délégués commence à se faire le 21 avril au soir, au bar de l’AG. C’est le président de l’AGE, Marcel Colombet, s’occupant de la condition sanitaire des étudiants et qui, lui-même atteint par la tuberculose, décédera assez jeune, qui ouvre la séance au cours de laquelle s’exprime le vice-président Pierre Rostini, qui en réalité remplit les tâches incombant au président en titre, Villedieu. Il y a des officiels : le maire de Grenoble, le sous-secrétaire d’État aux affaires étrangères qui remplace le ministre de l’Éducation nationale, un délégué de Liège avec une douzaine d’autres représentants étrangers. Plusieurs commissions se tiennent.

Les délégués se répartissent dans des commissions de travail : vie matérielle de l’étudiant (repas, logement bourses), participation de l’UNEF à la réforme en cours de l’enseignement (le plan Lngevin Wallon), les affaires intérieures, les affaires militaires, le sport, les affaires coloniales (le terme officiel est «d’outre-mer», mais parfois les mots retardent), et la commission de réforme de l’UNEF qui examine le projet de déclaration qui sera adopté en assemblée plénière, la charte. Celle des affaires internationales prépare le congrès mondial de Prague de fin août 1946. Depuis janvier au CPI (Comité préparatoire international), présidé par Pierre Rostini, Paul Bouchet a remplacé, sur décision du CA de l’UNEF, le président Villedieu. Une semaine avant le congrès, Paul Bouchet et Pierre Trouvat viennent de rentrer de Prague où a siégé la troisième session du CPI  qui a mis la dernière main au congrès fondateur de l’UIE (Union internationale des étudiants) qui doit se tenir fin août à Prague.

De multiples vœux sont adoptés : suppression des droits universitaires, des bourses (de recherche) accrues, des subventions accrues aux restaurants universitaires, et renforcement de leur gestion étudiante, la participation des étudiants au Comité supérieur des Œuvres, et à la direction des cités universitaires, la création d’une année de préparation à l’Université, l’abolition du numerus clausus en médecine.

Le congrès et la charte

En séance plénière, la charte est lue, présentée comme l’élément doctrinal de ce qui doit être le «renforcement du caractère représentatif et syndical de l’UNEF». La discussion qui suit est assez limitée et confuse. Elle ne porte guère sur les principes de la charte (il est vrai qu’il est demandé aux délégués de ne pas «faire de remarque sur un thème ou sur un autre»), pas davantage sur le présalaire, mais sur quelques conséquences pratiques du changement proposé : les délégués des AGE s’inquiètent surtout de l’élargissement du recrutement de l’UNEF, qui ferait des dirigeants d’AGE les élus de tous les étudiants d’une université et non des seul adhérents; au point qu’à plusieurs reprises Pierre Trouvat, président de l’AGE de Toulouse (qui comme Lyon et Caen vient de mettre en œuvre ce système), et partisan de la charte, leur dit qu’ils «n’ont pas bien compris» le texte. Celui-ci est pourtant adopté, sans qu’on ait d’indication sur le vote.

Le congrès renouvèle la direction, c’était le vœu de la direction sortante, notamment de Pierre Rostini et de Louis Laisney, secrétaire général sortant.  L’élection se fait nom par nom, avec parfois plusieurs tours, comme dans le cas du président. Sont élus : président, Pierre Trouvat, vice-président intérieur, Reboul, vice-président extérieur Disart, secrétaire général, Charles Lebert, trésorier, Péquignot. Alors que statutairement il y a une vice-présidence féminine, il ne semble pas qu’il y ait une étudiante de désignée. On ne tranche pas avec le passé : il n’y a toujours ni élection collective du bureau, ni engagement sur un programme.

Au lendemain du congrès Le Monde n’y consacre que quelques lignes. Le Courrier de l’étudiant insiste sur les multiples vœux revendicatifs, sans souligner la charte ; il en va de même dans Strasbourg Université et Toulouse Université. Ou bien il est donné de la charte une interprétation restrictive : selon le journal de l’AGE de Rennes  «la presque totalité des AGE ont insisté pour exiger de l’UNE qu’elle se tienne résolument à l’écart de toute position politique, et surtout de toute tendance qui pourrait se manifester pour écarter les étudiants d’un terrain strictement corporatif». – «Et pour plus de sûreté, nous ne voulons pas à notre tête de gens qui se soient nettement affirmés comme dirigeants de cercles politiques ou religieux. La charte de l’Union nationale rédigée au congrès de Grenoble fixe les devoirs et les droits de l’étudiant, envisage les moyens de faire respecter les uns et les autres, donne une ligne de conduite très précise à notre collectivité».

Le congrès ne reflète encore que partiellement le développement des lettres et sciences, filières qui croissent plus vite que les filières traditionnelles. Ainsi, les délégués sont-ils 44 issus des sciences ou des lettres, 46 des disciplines médicales et de santé, 39 du droit.

Ni poussée, ni reçue par une pression militante du monde étudiant, la charte de Grenoble constitue pourtant bel et bien une rupture dont les effets se feront sentir progressivement.

Nouveau président de l’UNEF, le Toulousain Pierre Trouvat était président d’une AGE fortement transformée. Hors du bureau, la nouveauté est aussi grande : Jean-Marie Lustiger, directeur de l’Office de Lettres et président sortant de Paris-Lettres, qui vote la Charte, est également un nouveau venu dans une UNEF naguère volontiers anticléricale. De même Paul Bouchet, président de l’AGE de Lyon, qui joue alors un rôle essentiel.

Charte, UNEF, syndicalisme

Pierre Trouvat, élu président, veut «apporter à l’UNEF de grands changements». Il s’agit d’un changement en grande part impulsé du sommet, et qui repose d’abord sur la mise en pratique du caractère «syndical» du mouvement étudiant. Sans doute le mot est-il bienvenu pour remplacer «corporatif», bien usé au lendemain de Vichy. Pourtant Pierre Trouvat en juin 1946 reconnaît que dire de l’UNEF qu’elle «est un mouvement syndical […] eût fait bondir» peu de temps avant. Le mot, accepté du bout des lèvres par l’ancienne équipe, implique en fait un changement profond de perspective. D’une part il fournit un terrain commun aux divers militantismes étudiants, alors que ceux-ci avant 1939 se déployaient dans des mouvements exclusifs les uns des autres : Pierre Kast, dirigeant des étudiants communistes fait sienne la conception du syndicalisme étudiant, l’UNEF étant reconnue comme la seule organisation syndicale des étudiants, où les communistes doivent être actifs. La JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) adopte alors la même attitude, généralisée le 13 juillet 1946 par un accord entre les organisations politiques et confessionnelles d’étudiants, dont seule s’abstient la FFEC (Fédération française des étudiants catholiques), et l’UNEF, laissant à celle-ci le monopole de représentation des étudiants dans leur ensemble, sur le mode syndical. La FFEC après notamment des discussions entre Georges Suffert et Paul Bouchet, en fera de même en 1950.

Cette vocation rassembleuse se fait sur une conception nouvelle de l’étudiant, celle du «jeune travailleur intellectuel». De cette nouvelle conception les implications sont multiples : c’est l’allocation d’études ou présalaire, qui n’est pas explicitement mentionnée dans la charte, mais immédiatement citée dans le commentaire du rapporteur. De même le journal de Rennes, bien informé, – c’est l’AGE de Charles Lebert, « père » de la sécurité sociale étudiante et premier président de la MNEF en 1948, indique que «le cas de l’assurance maladie est fortement envisagé par le bureau de l’UN». Plus largement, c’est également la prise en compte des questions coloniales d’une façon nouvelle, comme l’exprime le représentant de Lyon «on parle des droits de l’étudiant mais il faut que l’on puisse devenir étudiant». La charte de Grenoble va aussi inspirer la constitution de l’Union internationale des étudiants adoptée en août 1946 au congrès mondial de Prague.

Le texte complet ne se limite pas aux 7 premiers articles que l’on désigne comme charte de Grenoble. Il comprend en lui-même des concrétisations, qui reprennent d’ailleurs des termes anciens : le monôme devient revendicateur, voire dévastateur ; le recours à la grève – terme déjà utilisé, comme celui de revendications – dans l’entre-deux-guerres, est quasiment réglementé par des conditions, « l’économie des forces et des moyens » doit guider les AGE dans leurs actions qu’elles soient de services, de représentation, d’action.

Le but assigné par la charte de Grenoble était ambitieux : «faire prendre conscience aux étudiants de leurs droits et de leurs devoirs tels qu’énoncés dans le préambule ci-dessus» (article 1 des statuts). On ne s’étonnera pas que sa réalisation n’ait été que partielle et progressive ; mais son inscription dans un texte solennel devait lui donner une importance et une durée considérables et façonner l’évolution du mouvement étudiant. De ce point de vue la charte de Grenoble constitue un tournant, même s’il n’a pas alors été perçu par tous.

Mais à certains égards, ce tournant est lui-même un retour à une tradition d’avant 1914, oubliée entretemps : on oublie trop que les AGE nées à la fin du 19e siècle voulaient briser l’isolement par facultés des étudiants, et entendaient donner de ce fait une mission au mouvement étudiant : prouver que la formation de la jeunesse intellectuelle ne passait pas seulement par un savoir disciplinaire, mais aussi par une autoformation générale dans et par le mouvement étudiant. Ce n’était pas alors définir l’étudiant comme « jeune travailleur intellectuel », mais c’était en faire au moins un jeune intellectuel exigeant. La charte de Grenoble a renoué inconsciemment avec cette tradition perdue.

Alain Monchablon et Robi Morder.

 

Pour aller plus loin : Liens

  • La charte
  • Lettre AAUNEF n° 20, spéciale 70 ans, 2016.
  • Video de la table-ronde 70 ans de la charte avec Paul Bouchet à l’AG de l’AAUNEF du 27 mai 2016.
  • Vidéo de la table-ronde « La charte de Grenoble en héritage », avec Paul Bouchet, Cité/Germe, 15 avril 2016.
  • Video du séminaire spécial 75 ans du 15 avril 2021.
  • Dossier charte de Grenoble sur le site du Germe.
  • Au jour le jour du 21 au 28 avril sur twitter.
  • Sur Mediapart du 21 avril 2021, « Il y a 75 ans le congrès de la charte de Grenoble »
  • « Passé, présent, avenir du mouvement étudiant », extraits des témoignages et interventions de Louis Laisney, Pierre Rostini et Paul Bouchet à l’occasion du colloque tenu à l’occasion du 90e anniversaire de la création de l’UNEF, à l’initiative de l’AAUNEF, organisé avec l’association TRACES et le concours des chercheurs du GERME et du journal Le Monde, et la participation des dirigeants et intervenants des organisations étudiantes : FAGE, UNEF ID, UNEF dite SE et UNI.